Une nouvelle liste de mots donnée par les lecteurs et lectrices du blog : Balançoire, allicier, bougie, déménagement, dispendieux, léthargie, quérir, Nintendo, mariage, longtemps, gémeaux, sensualité, canard, batifoler, ordonner, fantasmatique, gabion, rugby, callipyge. J’aime bien travailler sous la contrainte…
Neya fit une entrée remarquée dans le temple qui accueillait le banquet. Les conversations se turent, les regards se tournèrent vers elle. Elle se délectait de cette attention. Beauté callipyge brune, aux formes outrageusement moulées dans une robe fourreau bordeaux, elle alliciait toutes les personnes qui avaient le malheur de la croiser. Homme comme femme, il n’était pas une créature qui ne soit charmée par sa sensualité vénéneuse, même s’il se murmurait que c’était une sorcière, et des plus vicieuses. Quand elle fut sûre que tous l’avaient bien remarquée, elle s’avança en ondulant des hanches vers la place qui lui était réservée, à gauche de l’Officiant religieux. Elle et lui représentaient les Gémeaux, la constellation à laquelle était dédiée la Colonie.
Normalement, elle aurait dû consacrer l’union, au même titre que son homologue masculin, mais la famille de la mariée s’y était farouchement opposée. Il n’avait pas été apprécié que le futur marié soit surpris en pleine action sur la balançoire sexuelle de la prêtresse par son beau-frère, quelques jours à peine avant la messe. Neya se souvint du visage blafard du rouquin, devenu cramoisi alors que son regard passait des fesses fermes du futur marié aux seins lourds de Neya s’agitant à chaque coup de reins, et elle sourit. D’un claquement de doigt, elle ordonna qu’on lui serve un verre de vin. C’est Tindo qui s’approcha le premier, avec une carafe en cristal. Il inclina à la fois la carafe et la tête, en signe de salutation. Neya aimait beaucoup l’homme de petite taille venu d’un pays lointain. Souvent, il lui parlait de cette contrée qui lui manquait, et des siens. Il ne leur en voulait pas de l’avoir vendu pour nourrir ses frères et sœurs, ni de l’avoir fait si différent. « Mes yeux sont en amande pour observer intensément, Miko. Comment y discerner quoi que ce soit avec ces yeux tout ronds bombardés d’informations ? Et ma petite taille, c’est pour voir ce que vous foulez au pied, vous les géants. Crois-moi, Miko, je n’aurais pas voulu que les Dieux me fassent autrement. » La prêtresse n’en doutait pas. Le nain était l’un des plus grands hommes qu’il lui ait été donné de rencontrer. Elle lui rendit son salut d’un signe de tête, alors que le liquide grenat était versé dans la coupe en argent ciselé, ornée de pierreries. Neya s’adossa plus profondément dans la haute chaise en bois, qui avait été rendue confortable par des peaux de loups. Elle observa les invités du mariage.
Hypocrisie. Tout n’était qu’hypocrisie. Cette haute société de la Colonie, supérieure au point de festoyer dans la maison des dieux, quand le peuple dehors mourrait de faim. La longue salle de prière avait dû subir un véritable déménagement pour satisfaire aux demandes des deux familles, qui souhaitaient le plus dispendieux des mariages. En mettre plein la vue, toujours. Les tapis et peaux, habituellement disposés au centre de l’espace pour que les croyants s’agenouillent et implorent les divinités, avaient été roulés et remplacés par les tables du banquet. Les cierges des pèlerins avaient été rassemblés et se consumaient dans un coin, alors que des bougies aux couleurs des deux familles s’étalaient pour faire danser sur les murs en pierre nue les ombres des invités. Silencieux dans la pénombre, les esclaves attendaient les ordres des maîtres, derrière les colonnes de part et d’autre des tables. Les plats se succédaient et repartaient à peine touchés. Les amies de la mariée s’extasiaient sur les perles brodées de sa robe virginale, ceux du marié se félicitaient des résultats du match de Rugby, dernière folie importée de la colonie du Taureau, au grand Nord. Rien n’avait d’importance pour ces gens, à part l’oisiveté. La réputation, également. Et celle de Neya était désastreuse, elle le savait bien. C’est ce qui arrivait quand on ne se pliait pas aux règles. Elle but une lampée de vin et fit claquer sa langue. L’autre Gémeaux tourna vers elle son visage sec et parcheminé et lui lança un regard réprobateur. Elle répliqua par un nouveau geste d’agacement en tendant son verre. Tindo s’empressa de répondre au désir de sa maîtresse, qui, une fois la coupe remplie, se cala à en disparaitre dans la fourrure. Derrière ses yeux de jade passait le souvenir de son amant, nu comme un ver, s’escrimant à la satisfaire sexuellement, plus pour son ego que par altruisme. Elle le sentait aller et venir au fond de ses entrailles, agitant le bassin pour frotter là où elle aimait, sur la surface granuleuse sous son Mont de Vénus. Elle le voyait nimbé de la lueur fantasmatique des bougies, la sueur perlant sur ses épaules noueuses comme autant de pierres précieuses. Elle avait encore le goût de son plaisir sur sa langue, après qu’il l’eut faite crier par tous les orifices. Elle se rappelait l’odeur de sa sueur d’avoir transpiré sur elle, leurs deux corps se décollant dans un bruit mat et écœurant. Ses doigts reconnaitraient entre mille la douceur de sa peau.
Pourtant, elle savait.
Oui, elle savait n’avoir été qu’un amusement d’avant mariage, une aventure de quelques nuits avant de passer sa vie avec une autre. Quelques errements de jeune homme avant de devenir l’un des piliers responsables de cette communauté.
Ce n’était pas le premier, et sans doute pas le dernier.
Elle avait été dessinée par les Dieux pour attiser le désir. C’est ce qu’avait déclaré le conseil des Anciens, alors qu’elle n’était pas encore femme, il n’y a pas si longtemps pourtant. Pour éviter qu’elle ne soit objet de discorde entre les hommes, les vieux barbons avaient décidé qu’elle appartiendrait aux Dieux. Prêtresse vierge à jamais.
Enfin, vierge jusqu’à ce qu’elle ait le corps qui pousse et que les mêmes vieux bonshommes n’eussent envie de cueillir le fruit enfin à maturité.
Chacun tenta à sa manière. Qui par la ruse. Qui par la gâterie. Qui par la flatterie. En invoquant la mission sacrée, l’honneur de la famille, la volonté divine, le devoir d’obéissance.
Jusqu’à celui qui ne demanda pas mais se servit.
Privée du mariage et de la famille, condamnée au célibat éternel par la volonté d’autrui, elle était devenue la catin de la Colonie, mais seulement pour ses membres les plus prestigieux. Quand elle arriva en âge de se rebeller, elle se fit un devoir de collectionner, d’attiser, de mettre le feu dans chaque famille, dans chaque couple, dans chaque mariage. Si le mari résistait, elle séduisait la femme. Si elle avait eu le père, elle se tapait le fils. Elle avait batifolé avec au moins les trois quarts de l’assistance, et c’est sans doute la raison pour laquelle elle sentait poindre en sa direction plusieurs regards remplis d’animosité. Peut-être qu’un jour, quelqu’un attenterait à sa vie, par amour ou par haine.
Elle vida son verre d’un trait. Il lui fallait sortir. D’un pas légèrement hésitant, elle longea les murs jusqu’à la sortie du temple et descendit les quelques marches qui y menaient en priant pour ne pas se rompre le cou. Elle s’assit sur le muret de gabion et mit sa tête entre ses jambes. L’air frais frappa son visage et elle inspira profondément. La nausée au bord des lèvres, elle écouta les rires et les bruits du banquets.
Pauvres fous. Vous êtes tous condamnés.
« Tout va bien, Miko ? » Tindo se tenait derrière la statue de la Gémeaux femelle. La sculpture mesurait au moins 6 mètres et posait sur Neya un regard sévère. L’homme venu quérir des nouvelles de la prêtresse avait l’air plus petit encore, à côté. Décidément, Tindo était la seule personne pour laquelle Neya ressentait de l’affection. Le seul qui la respectait. Le seul qui l’appelait prêtresse avec tendresse. « Que veut dire ton nom à toi, Tindo ? » L’homme s’approcha doucement. Il peina à descendre les marches, proportionnellement trop hautes pour lui. Neya se demanda si une société qui avait des esclaves méritait de survivre.
Non.
Clairement, non.
« Tindo n’est pas mon vrai nom, Miko. Je m’appelle Nintendo. Mais mes maîtres ont lu Nain Tindo, sur le certificat d’achat, alors… Mon nom qui signifie quelque chose comme… laisser sa fortune dans les mains du Destin. Mes parents ont voulu me confier au ciel. Me bénir, en quelques sortes, moi qui commençais si mal ma jeune existence. » La prêtresse se leva. Elle avait envie de mettre le feu, une fois de plus. Au temple. Aux personnes à l’intérieur. À cette société si laide, qui obligeait des parents à vendre leurs enfants pour survivre, qui permettaient à une poignée d’individus d’édicter leur loi, qui privait arbitrairement une femme du droit de décider si elle voulait se marier et faire des enfants, ou non. « Nintendo, tu es toujours végétarien ? » L’homme hocha la tête. « Bien sûr, Miko. Les animaux ont été créé avec nous. Pas pour nous. » La prêtresse se pencha et l’embrassa sur le front. « Bien. Dis également à tes amis de ne pas toucher au canard. Compris ? » Le nain prit un air offensé que l’on puisse soupçonner ses camarades de dérober en cuisine. Mais la Miko savait bien que, si les esclaves sont fouettés en cas de vol de nourriture, personne ne se souciait de ce qu’il advenait des reliefs du repas. « Pas le canard, tu m’entends ? Pas le canard. » Puis elle tourna les talons et s’enfonça dans l’obscurité des ruelles de la cité. Derrière elle, la fête battait son plein. Mais, avec le défilé des plats, d’ici quelques heures, la plupart des invités tomberaient dans une profonde léthargie. Qui précèderait la mort, si elle avait bien calculé son dosage. Ce serait ensuite aux petites gens de se réveiller, et de reconstruire sur les ruines. En tout cas, c’est ce qu’elle appelait de ses vœux. La Miko, elle, ne le verrait pas : ce soir, elle reprenait sa liberté.